The New York Times traduit en français une sélection de ses meilleurs articles. Retrouvez-les ici.
DEIR KIFA, Liban — Dans une petite mosquée sur une base militaire française au sud du Liban, six soldats en uniforme se tiennent tête baissée tandis qu’un imam conduit la prière du vendredi. Des cadres peints de versets du coran ornent le mur blanc voisin.
Après la prière, les soldats — cinq hommes et une femme — reprennent leurs fonctions sur la base où ils avaient récemment célébré le ramadan, rompant parfois le jeûne avec des chrétiens. Chez eux, en France — où l’islam et sa place dans la société divisent de plus en plus la nation — la pratique de leur religion n’est pas aussi facile, disent-ils.
“La tolérance que nous trouvons dans les forces armées, nous ne la trouvons pas à l’extérieur”, dit le Second maître Anouar, 31 ans, engagé depuis 10 ans et qui, en accord avec les règles militaires françaises, ne peut être identifié que par son prénom.
Ces deux dernières décennies, alors que la population musulmane de France se cherche un rôle plus important au sein de la nation, les autorités ont souvent tenté de limiter la visibilité de l’islam, interprétant de façon de plus en plus stricte le principe de laïcité.
Pendant ce temps, une institution de premier plan a fait le chemin en sens inverse: l’armée.
Au moyen d’une interprétation plus souple de la laïcité, l’armée a accordé une place à l’islam égale à celle des religions historiquement plus établies. Les premiers aumôniers musulmans ont été accueillis dès 2005. Des mosquées ont été construites sur des bases militaires, en France et à travers le monde, telle celle de Deir Kifa, où quelque 700 soldats français prêtent assistance à une force des Nations Unies chargée de maintenir la paix dans le sud du Liban. On y propose des rations halal. Les fêtes musulmanes sont reconnues. Les horaires de travail sont adaptés pour permettre aux soldats musulmans d’assister à la prière du vendredi.
D’après plusieurs responsables militaires et experts indépendants, l’armée est une des institutions qui a le mieux réussi l’intégration des musulmans, pouvant servir de modèle au reste de la France. Certains dressent même un parallèle avec l’armée américaine, qui fut en avance sur le reste de la société en matière d’intégration des Noirs.
Dans un pays où l’expression religieuse dans un cadre gouvernemental est interdite — et où les manifestations publiques de l’islam sont souvent décrites comme une menace à l’unité de la France, notamment depuis la série d’attentats islamistes en 2015 — la place incontestée de l’islam dans l’armée peut être difficile à comprendre.
“Mon père, quand je lui ai dit qu’il y avait un aumônier musulman, il ne m’a pas crue”, raconte la caporale Lyllia, 22 ans, qui assistait à la prière du vendredi la tête voilée.
“Il m’a demandé à trois reprises si j’étais sûre,” se rappelle-t-elle. “Il pensait qu’un aumônier était forcément catholique ou protestant.’’
Le sergent Azhar, 29 ans, raconte qu’en grandissant il était confronté à des discriminations envers les musulmans. Avant qu’il ne rejoigne l’armée, il travaillait dans un restaurant où pratiquer sa religion était difficile. À l’armée, sa pratique religieuse ne fait pas l’objet de suspicion et les soldats — de toutes origines et contraints à la vie commune— en savent plus les uns sur les autres que dans le reste de la société, explique-t-il.
“Dans une armée, on a toutes les religions, toutes les couleurs, toutes les origines,’’ dit-il. “Donc du coup, ça permet cette ouverture d’esprit qu’on ne trouve pas dans le civil.’’
Au coeur de la question se trouve la laïcité, ce principe qui sépare l’Église et l’État et qui constitue depuis longtemps le fondement du système politique français. Inscrite dans la loi en 1905, la laïcité garantit l’égalité de toutes les croyances.
Mais au fil des ans, et alors que l’islam devenait la deuxième religion de France après le catholicisme, la laïcité a été progressivement interprétée comme garantissant l’absence de religion dans l’espace public — au point que la foi personnelle est un sujet tabou en France.
Philippe Portier, un historien spécialiste de la laïcité, explique qu’il y a en France une tendance “visant à neutraliser le religieux dans toutes les sphères de la rencontre sociale”, d’autant plus depuis que les autorités plaident en faveur d’une interprétation plus stricte de la laïcité pour combattre l’islamisme.
Pour les militaires, en revanche, la religion est un élément désormais essentiel de leur gestion, dit-il.
“On accepte la diversité parce que la diversité va venir fonder une cohésion,” analyse-t-il, ajoutant que, contrairement à ce qui se passe dans de nombreuses institutions françaises, le raisonnement sous-jacent au sein de l’armée est qu’“il ne peut pas y avoir de cohésion si, parallèlement, on ne fait pas de compromis avec les croyances des individus.”
Les responsables militaires disent être protégés de la politisation de la laïcité en jeu dans le reste de la société.
“Le bon curseur est de considérer la laïcité en tant que principe et pas en tant qu’idéologie,’’ affirme Jean-Jacques, l’aumônier musulman de Deir Kifa. “Quand ça devient une idéologie, le curseur peut varier et ça crée forcément des inégalités.’’
Pour le pasteur Carmine, aumônier protestant de la base, l’armée prouve que la laïcité fonctionne à partir du moment où elle n’est pas manipulée. “Pourquoi parle-t-on autant de la laïcité depuis quelques années en France? C’est souvent pour créer des problèmes.”
En 2019, un rapport du ministère de la Défense sur la laïcité dans l’armée a conclu que la liberté d’expression religieuse ne nuit ni à la cohésion sociale, ni à la performance de l’armée. Contrairement à la façon dont la laïcité est appliquée ailleurs dans la société, le rapport promeut “une laïcité apaisée” qui peut “s’adapter en continu aux réalités sociales du pays.’’
“Le modèle libéral de laïcité que le monde militaire incarne est une laïcité d’intelligence, une laïcité de ‘fine-tuning’”, ou d’ajustement, estime Éric Germain, conseiller pour le fait religieux et la laïcité au ministère, qui a chapeauté le rapport.
M. Germain assure que les militaires restent fidèles à la loi de 1905, celle-ci stipulant que pour sauvegarder la liberté de culte, les services d’aumônerie sont légitimes dans certains lieux publics fermés comme les prisons, les hôpitaux et les installations militaires. L’État a la responsabilité morale de fournir un soutien religieux professionnalisé à ses militaires, précise-t-il.
L’intégration des musulmans dans l’armée est à l’image des rapports longs et compliqués qu’entretient la France avec le monde musulman.
Dès les années 1840, des musulmans issus de l’empire colonial français ont servi comme soldats, explique Elyamine Settoul, maître de conférence au Conservatoire national des arts et métiers de Paris et spécialiste de la question musulmane au sein de l’armée française. À l’aube du siècle dernier, quelques tentatives ont été entreprises pour répondre aux besoins religieux des soldats musulmans, comme la nomination d’un aumônier musulman, pour trois ans seulement. Après la Seconde Guerre mondiale, les mouvements d’indépendance des colonies françaises assortis à une méfiance générale à l’égard de l’islam, ont mis ces efforts en attente.
Dans les années 1990, le sujet devient incontournable, d’autant que la fin du service militaire est annoncée en 1996, poussant l’armée française à mener des campagnes de recrutement massives dans les quartiers populaires. Les enfants des immigrés musulmans issus d’anciennes colonies françaises deviennent ainsi surreprésentés. De nos jours, 15 à 20 % des troupes françaises seraient de confession musulmane, soit deux à trois fois la proportion de musulmans dans la population française totale.
Le traitement inégal des musulmans alimentait “un discours de victimisation dans les rangs” et un recours à la politique identitaire, se rappelle M. Settoul. L’absence d’alternative aux repas contenant du porc, dont la consommation est interdite par l’islam, créait des “tensions et des divisions” et engendrait même des bagarres.
Des aumôniers catholiques, protestants et juifs servent officiellement dans l’armée française depuis les années 1880. Mais il n’y avait, un siècle plus tard, toujours pas d’aumôniers musulmans pour répondre aux besoins des soldats au front. Ceux-ci, dans les moments de besoin, se tournaient le plus souvent vers un aumônier catholique.
Un rapport de 1990 commandé par le ministère de la Défense mettait l’accent sur les risques de divisions internes si l’armée n’accordait pas un traitement égal à ses soldats musulmans.
En dépit de la persistance d’une suspicion à l’égard de l’islam, selon M. Settoul, l’armée intègre ses premiers aumôniers musulmans en 2005 — environ au moment où certains pans de la société française font justement le chemin inverse, en interdisant le port du voile musulman et d’autres symboles religieux ostentatoires dans les écoles publiques. Ainsi débute un processus d’intégration des musulmans avec “une forme d’avance par rapport au reste de la société”, estime M. Settoul.
En 2019, l’armée française compte 36 d’imams en service actif, soit environ 17 % de l’ensemble des aumôniers. Parmi les autres, on trouve 125 prêtres catholiques, 34 pasteurs protestants et 14 rabbins.
Les six militaires présents à la prière ce vendredi-là , âgés d’une vingtaine à une quarantaine d’années, sont tous enfants d’immigrés. Ils ont grandi en entendant leurs parents ou grands-parents raconter qu’ils faisaient la prière dans des locaux de fortune avant que des mosquées ne soient construites dans leurs communes. Les mères ou proches de certains, font encore l’objet de suspicion parce qu’elles portent le voile.
Le sergent Mohamed, 41 ans, s’est engagé il y a deux décennies, quelques années avant l’arrivée des premiers aumôniers musulmans. Il se souvient combien il est devenu plus facile de pleinement pratiquer sa religion au sein de l’armée. Si les soldats musulmans ont d’abord eu droit à des grandes salles pour se rassembler et prier, ils ont désormais à disposition des mosquées.
Dans l’armée, le sergent Mohamed explique qu’il peut poser une journée de congé payé pour fêter l’Aïd al-Fitr, qui marque la fin du ramadan.
“Mon père a travaillé 35 ans et chaque patron lui décomptait 8 heures de travail,” dit-il, ajoutant que son père, qui a quitté l’Algérie pour la France il y a 40 ans, n’avait jamais imaginé que ses enfants pourraient pratiquer leur religion dans l’armée. “En 40 ans, il y a quand même eu des sacrées avancées”.
Par-dessus tout sans doute, l’intégration de l’islam équivaut à une reconnaissance de sa place dans l’armée, se félicite le sergent Mohamed.
“Le carburant du militaire, c’est la reconnaissance,’’ souligne-t-il.“Et quand il y a de la reconnaissance vis-à-vis de notre foi, c’est comme si vous remettiez le plein dedans.’’
Norimitsu Onishi a effectué le reportage à Deir Kifa, au Liban, et à Paris, et Constant Méheut à Paris.